Peintres du silence

a cura di Bernard Blatter

C’est au premier printemps que nous nous sommes rendus au Tessin avec nos amis pour rendre visite à Italo Valenti. Nous arrivions la tête et le cœur remplis de questions, et avec cette timidité, cette appréhension propres à ceux qui, connaissant une œuvre, s’apprêtent à rencontrer son auteur. Qui allions-nous découvrir? L’image que nous nous étions faite de lui au travers de « ses images», serait-elle faussée par la découverte de l’homme?
Quelques pas faits en sa compagnie au bord du lac Majeur, dans la lumière transparente d’un jour déclinant – un ciel à la Piero della Francesca – peu de mots, pas de banalités. Il semble que cette première marche faite ensemble nous permette de mieux faire connaissance, de nous accorder… Nous arrivons ainsi à sa maison, où sa femme et lui nous accueillent avec cette prévenance, cette sollicitude, cette politesse du cœur qui leur est propre.

Aux murs, de nombreux collages et peintures de lui-même, mais aussi des Tobey, des Bissier et Nicholson. Sans pouvoir attendre, je m’approche comme un intrus de ses œuvres et les contemple silencieusement, tandis que la conversation s’engage entre nos amis, ma femme et les Valenti.
Pendant que j’interroge les admirables collages, ainsi qu’une gouache incroyablement subtile, Italo Valenti, presque craintif, passe à plusieurs reprises près de moi, ne disant mot, respectant le dialogue qui s’est engagé entre ses œuvres et moi… Puis nous nous mettons à évoquer nos admirations respectives, à parler du projet et du thème de cette exposition. Sa conversation animée nous révèle un homme plein d’aisance, d’une aménité rare, et chez qui l’exquise courtoisie et le geste allusif et vif trahissent la noblesse de la personne ainsi que ses origines italiennes.
Bien qu’elle ne soit pas menue, sa silhouette me paraît presque fragile, et son regard pétillant d’humour semble par moments se perdre en des lieux secrets, préservés. Aussi, bien que me laissant charmer par sa personne et ses propos, je pressens que l’essentiel de Valenti est ailleurs.

Ce n’est que plus tard que je le découvrirai vraiment : au moment où il nous présentera les œuvres parmi lesquelles nous devrons effectuer notre choix. C’est avec une modestie immense qu’il nous présente un à un ses collages. Pas de commentaires, si ce n’est un titre, une allusion à l’époque de leur création. Malgré l’enthousiasme que suscitent ses collages, nous sentons que Valenti est redevenu «l’artiste»; comme détaché du monde qui l’entoure, il semble ailleurs, scrutant d’un œil intransigeant l’œuvre qu’il soumet à notre appréciation. Je le sens constamment prêt à remettre en question celle qui ne trouverait plus grâce à ses yeux. Soyez sévère, laissez de côté celles qui ne sont pas essentielles, nous répète-t-il à plusieurs reprises. Je le sens soudain devenu incroyablement vulnérable, pas tant à telle ou telle réserve que nous pourrions émettre, mais face à ses œuvres qui l’interpellent sans cesse. Nous percevons clairement qu’elles sont chargées d’un message d’une si haute exigence qu’un rien pourrait les dénaturer.

L’intonation de sa voix a changé, elle est devenue confidentielle et son propos contient mille allusions d’une fine ironie qu’il retourne contre lui-même, comme pour se protéger des autres, pour ménager sa part la plus secrète.
Cher Italo Valenti, quels moments vous nous avez offerts! Rien n’est plus émouvant que d’accompagner un artiste au cœur de sa création, de partager son émoi, de frémir avec lui au seuil de la seule chose qui importe vraiment. Pouvoir découvrir ainsi la convergence qui unit le créateur et son œuvre, quel privilège!
La grande majorité des œuvres de Valenti que nous proposons à votre admiration
aujourd’hui est constituée par des collages. Si cette forme d’expression représente chez de nombreux artistes de ce siècle, et ceci dès le cubisme, un moyen d’expression complémentaire, une voie à explorer parmi d’autres, cette technique va prendre dès 1959 une place prépondérante dans les recherches de Valenti et s’imposera de manière toujours plus importante.
Ce moyen, et surtout la manière dont il va s’en servir, convient admirablement à ses préoccupations esthétiques et à son tempérament. Je crois que la distance physique qu’implique la technique du papier collé au moment de l’élaboration de l’œuvre correspond parfaitement à sa manière de créer. Ce travail n’est pas de même nature que celui de la peinture. Celle-ci est avant tout geste, qui, par l’intermédiaire du pinceau et de la matière fluide qu’il dépose, laisse une trace irréfutable. Geste qui, comme l’aiguille d’un sismographe, témoigne d’un cheminement intérieur qui est aussi physique.

Je soupçonne Valenti d’aimer tant le papier collé parce que celui-ci, outre les possibilités infinies qu’il recèle, lui permet de manifester son esprit ludique et de se distancer de la part physique qu’implique le travail du peintre. Sa technique lui permet ainsi d’écarter ce qui est pulsion, et par là d’atteindre à une plus grande pureté, à signifier de manière plus absolue. La façon dont il se sert de la matière de ces papiers est remarquable. Tantôt il joue de l’opposition des grains ou de leur similitude, tantôt il utilise le sens de leurs trames pour suggérer des directions, ou créer des impressions de profondeur, parfois même, il donne des illusions de volume en se servant de leurs plissures, ou introduit une troisième dimension en les superpo-sant. A ces qualités matérielles, il ajoute les couleurs ou les valeurs avec lesquelles il anime leurs surfaces. Couleurs fluides ou couvrantes, transparentes ou intenses, lavis hypersensibles ou frottés salis, qui mettent en valeur la «main» des papiers, leur dimension charnelle. Il est évident que la ligne tient une place primordiale dans son art. La manière dont il la conçoit révèle des préoccupations proches de celles de Matisse. Ni cerne descriptif, ni arabesque décorative, sa ligne est ordonnatrice d’espace. Parfois césure franche et lumineuse, elle sait aussi se faire frange frémissante ou devenir vertigineuse lorsqu’elle nous entraîne par ses déchirures dans des anfractuosités délimitées par de puissantes masses compactes. Nous ne trouvons pas dans ses œuvres, de papier journal, de photographies découpées ou d’autres éléments hétéroclites qui pourraient détourner l’attention de ce qui est purement plastique au profit de l’anecdotique ou du littéraire.

En observant ces collages, on remarque la permanence de certains thèmes qui réapparaissent sans cesse (L’île d’air – Les magiciennes – Cerfs-volants, etc.). Ils révèlent le penchant onirique de Valenti qui se traduit par l’emploi de rythmes modulaires, ou par l’évocation d’espaces où les éléments tangibles semblent voler ou voguer dans un univers d’apesanteur.

L’artiste se fait tantôt funambule, et nous propose, dans un équilibre au fil du rasoir, le vertige, l’effroi, ou la contemplation hallucinée des lunes d’un Pierrot fou; tantôt, grand-prêtre celti-que, il oppose à la pesanteur du destin des signes d’absolu: stèles, grands menhirs archétypiques, ou rappels d’objets rituels. Ces alternances d’absolu et d’éphémère, d’irrémédiable et d’infini-ment tendre, me paraissent être une des caractéristiques majeures de cet œuvre. Ainsi, c’est en tâtonnant du bout des doigts qu’Italo Valenti est parvenu, en ordonnant un espace de papier, à évoquer grâce à la cohérence et à la limpidité de son style, ses plus secrets émois, son angoisse, comme ses émerveillements.

Blatter, Beranrd, Italo Valenti in Peintres du silence, Imprimerie Corbaz S.A., Montreux, 1981